lundi 9 janvier

Au collège, je passais beaucoup de temps à décorer mes cahiers de textes (hélas aujourd'hui perdus). Je ne me contentais pas de gribouiller un peu, de coller quelques photos de mes stars. C'était vraiment devenu une activité importante, dévorante, et très satisfaisante. Je mélangeais collages, dessins, taches d'encre, et accueillais les interventions extérieures comme les accidents de toutes sortes. J'y passais beaucoup de temps. Pendant les heures de permanence, je contemplais les pages en rêvassant. Pourquoi je vous parle de ça ? Pour dire que jamais je n'ai vu un adulte marquer le moindre intérêt pour cette activité, l'encourager, souligner sa dimension artistique, partager le plaisir de la contemplation esthétique. Je crois que pour eux, c'était juste un cahier de textes très mal tenu.

mardi 10 janvier

Bien sûr, il faut se méfier par dessus tout des optimistes. Soit ils font semblant, pour vous faire parler et transmettre le scoop en haut lieu (pas très haut en fait, juste le bureau du petit chef le plus proche); soit ils y croient (éducation catholique, militantisme politico-syndical, abus d'hallucinogènes) et ils finissent alors inéluctablement aigris, malades, déprimés (rarement suicidés, ce n'est pas le profil). Par contre, je dois l'avouer, le râleur systématique me fatigue. Moi aussi, je trouve le monde laid, stupide, médiocre, borné. Et alors ? C'est un sentiment amplement partagé. Pas de quoi en faire un plat. J'apprécie ceux qui ne prétendent pas surplomber cet environnement, mais tentent modestement d'y survivre sans y perdre complètement leur âme. Et cela implique de regarder de temps en temps ailleurs que vers ce qu'il peut y avoir de plus bas et de plus mesquin. Il y faut, sinon de la volonté, du moins une certaine disposition, un "goût de la beauté" (dixit Rohmer). Par exemple, j'avais envie d'aimer le dernier opus des Strokes. En fait, je n'ai pas eu à me forcer : tout est là. "A l’arrière, une section rythmique aux yeux rougis, hagarde, privée de sommeil depuis trop longtemps. Sur le devant, deux guitares qui se toisent et se défient en accélérations continuelles. Au milieu, une voix traînante, grave. A moitié hautaine, à moitié dépressive. Une voix de crooner sous Xanax secouée de flashes paranoïaques." (Jean-Vic Chapus, Rock & Folk)

mercredi 11 janvier

Ma voisine (Emmanuelle K.) réagit au texte où il est question de Novalis qui "se mouvait dans la vie quotidienne comme au coeur d'un conte merveilleux". J'ajoutais que la chose était difficilement concevable aujourd'hui. Et ma voisine s'insurge, avec raison, en demandant "Comment tu peux dire ça ?". En fait, il s'agit d'une forme d'ironie tordue que je pratique souvent. C'est quelque chose d'assez difficile à expliquer. Il y a plein d'éléments mêlés dans une affirmation ironique de ce type : une part de défaitisme (j'ai toujours trouvé le doute plus élégant que l'assurance de la certitude), une part de provocation (destinée à susciter des réactions, comme celle-ci), une volonté d'avancer masquée (l'expérience m'a appris qu'il valait mieux se cacher pour tenter d'être libre). Si j'avais dit quelque chose du genre : la position de Novalis est exemplaire, voilà la vraie forme de résistance à cet univers désenchanté (ce que je pense plus ou moins, selon les jours), j'aurais probablement suscité d'autres types de réaction : le mépris (beurk, une romantique complètement larguée), l'incompréhension (c'est quoi le problème ?), le rejet (il faut s'adapter au réel ma pauvre, et renoncer aux rêves de l'enfance). Donc, l'ironie permet d'avancer une idée très minoritaire, dont on n'est pas soi-même tout-à-fait certain. Mais la vraie raison, s'il faut aller au bout, est encore ailleurs. Il y a, me semble-t-il, certaines choses dont il ne faut pas trop parler, qui doivent rester secrètes, partagées seulement par qelques initiés. L'ironie est aussi un langage crypté réservé à une élite (spirituelle, s'entend).

jeudi 12 janvier

Tout semble recouvert d'une épaisse couche de glace (mensonges, convenances sociales, respect de l'ordre établi). Les comics et les rumeurs de conspiration, c'est tellement plus excitant que les infos officielles.

vendredi 13 janvier

Il n'est pas exagéré de dire que nous passons une grande partie de notre temps à attendre que quelque chose survienne. Ceci est particulièrement vrai lorsqu'il s'agit de trouver un programme musical potable à la télé. Coup de chance, on trouve maintenant sur le web quelques blogs spécialisés vidéo. Dans la catégorie "sixties", Sonic Pollution est assurément ce que j'ai pu voir de mieux à ce jour. Les documents mis en ligne sont de véritables pépites, extraites de la crypte du rock psyché circa 66-67 (Small Faces, Kinks, Jefferson Airplane, Pink Floyd avec Syd Barrett, ou encore the13th Floor Elevators!). Les commentaires sont fouillés et bien informés; ils vous changerons les idées entre deux dossiers "sérieux" consacrés à Sharon ou Royal.

samedi 14 janvier

Quelle merveille que ce early Roxy Music, avec Brian Eno qui organise des embardées du côté d'un "free space rock" sans équivalent. J'écoute cette musique au casque au moment où je tape ces mots. Je rentre de Paris. Le meilleur moment, c'est lorsqu'on retrouve la solitude. J'ai ramené une bande dessinée étrange, envoûtante, et très difficile à décrire. Les dessins font penser aux gravures anciennes, il n'y a pas de texte. Suivre ainsi le récit, en se laissant uniquement guider par le langage muet des images, c'est un peu comme du Satie sous hallucinogène (si je peux me permettre ce genre d'image). Il faudrait également parler du saxo dans Roxy Music. Ecoutez plutôt For Your Pleasure, ce soir, en dégustant votre apéritif préféré tout en contemplant la pochette (de la seule manière qui convienne, c'est-à-dire au format 33 tours).

dimanche 15 janvier

On entend souvent parler (surtout sur France Culture et Arte) de la souffrance de l'artiste. Mais il ne faut pas oublier que les individus dont la quête est intérieure constituent une minorité dans la société (mêmes s'ils sont largement majoritaires dans les dictionnaires et dans les encyclopédies). La norme, partagée par le plus grand nombre, c'est l'adaptation au monde extérieur. Cette entreprise a un coût : lorsqu'on est vide à l'intérieur, on a besoin de s'activer en groupe, collectivement, pour ne pas se retrouver tout seul.

lundi 16 janvier

L'essentiel dans l'exercice de l'écriture, c'est de durer. On le voit sur les blogs. L'usure frappe, généralement au bout de la première année (une véritable hécatombe). Alors que c'est précisémment lorsque tout a été dit (de ce qui paraissait devoir être dit) que les choses sérieuses commencent. A partir de là, on ne contrôle plus le discours, on se contente de transcrire, on fait le scribe. Le saut dans le vide en effraie plus d'un, et on les comprend.

mardi 17 janvier

On sait que, chez les grecs, la partie la plus importante de l'enseignement philosophique était "ésotérique", réservée aux initiés. La transparence complète, partout, tout le temps, c'est le rêve du pouvoir, de tous les pouvoirs (en cours de réalisation par l'intermédiaire de la surveillance électronique). On mesure donc le prix du secret - de la possibilité même du secret. . Bon, j'en ai assez dit comme ça.

mercredi 18 janvier

On ne me retirera pas de l'idée que les Strokes sont victimes d'une forme de snobisme lorsqu'ils sont discrédités au nom de la hype qui les entoure. Je demande juste une chose : qu'on écoute Is this it en oubliant tout le reste. Faites l'expérience. Il est encore temps de réévaluer ce groupe pour ce qu'il est : l'un des meilleurs actuellement en activité.

jeudi 19 janvier

Il me reste quoi ? Cinq, dix minutes. Ensuite, il faudra sortir dans la nuit, monter dans la voiture, et partir dans l'autre monde. Quelques minutes arrachées, à la frontière entre le sommeil et l'activité. Bref moment suspendu au seuil de la journée.

vendredi 20 janvier

Backstage, en ce moment : un débat "Strokes". Un correspondant régulier constate qu' "il est dur d'avoir encore un enthousiasme intact pour des groupes tellement bien "packagés" que ça devient suspect...". Je partage, hélas, le sentiment de recyclage généralisé. Mais en même temps, je constate qu'avec le temps, les occasions de surprise et d'émerveillement vont s'amenuisant. J'essaie de limiter les effets de l'âge. Not so easy.

samedi 21 janvier

Le débat continue. En fait, rien n'a changé depuis la cour de récré.

"Je ne veux pas concentrer sur les gentils Strokes tout ce que je reproche à un rock-business actuel très dépravé sur le plan moral, mais en comparant la hype autour de ces boys chic prévisibles et
celle qui booste un groupe comme les Franz Ferdinand, par exemple, il me semble qu'elle légitime chez les seconds une imagination plus vive, plus riche et que sait bien synthétiser leur frontman chanteur-guitariste remarquable. Lui aussi pique joyeusement dans le répertoire de l'âge d'or punk-rock et early "new wave". Il a bien écouté The Buzzcocks, Gang of Four et XTC, ce qui est un signe de goût, mais on sait que le rock n'est qu'un long et pillage consenti par les pillés à condition qu'on se creuse un peu pour les mélodies et surtout pour le SON qui reste THE BIG THING aujourd'hui encore malgré la dégradation généralisée du milieu. Et là, je trouve que les Strokes sonnent vieux alors que les Franz Ferdinand tape dans le mille : nerveux, ramassé et séduisant comme un café milanais ou une ligne de coke colombienne pure !
"

Le charme des discussion dans ce genre, à propos des goûts musicaux, tient à leur caractère irrationnel. C'est le jeu des affinités qui préside au caractère tranché du jugement (il faut que ce soit nul ou génial, ceux qui s'intéressent à tout avec modération sont suspects). S'agissant de Franz Ferdinand, j'ai toujours eu une réticence inexplicable. Pourtant, j'ai trouvé ça pas mal lorsqu'un pote me les a fait écouter (j'ai même pensé un peu aux Kinks). Mais voilà, ça brille trop, c'est trop bien en place pour mon goût. Finalement, je crois que c'est à cause de leur son pourrave que j'aime les Strokes.

dimanche 22 janvier

A propos des discussions de récré, je me dis que l'on passe sa vie à rencontrer ce genre de dilemme (Pilote ou Spirou ? Stones ou Beatles ? Glam rock ou rock progressif ?). Tous ces choix sont cruciaux, ils vous engagent. Il y a toujours des choix à faire et quel que soit le domaine où ceux-ci doivent s'exercer, on réagit toujours grosso modo de la même manière, on suit le même schéma, on reste fidèle à sa mauvaise foi.

lundi 23 janvier

Vague de froid en perspective. Comparé aux - 40 sibérien, nous devrons nous estimer heureux aux alentours de - 10.

mardi 24 janvier

Un paysan révolutionnaire qui se fait élire chef d'état dans un pays d'Amérique du Sud, c'est quand même un événement assez surprenant - une sorte de pied de nez aux lois de la probabilité, au principe de soumission réaliste. Et bien à la télé, ils nous annoncent la nouvelle d'un air lugubre, avec de lourds sous- entendus comme quoi, compte tenu de sa faible marge de manoeuvre, le Zapata défenseur de la culture de la coca va irrémédiablement dans le mur. On voudrait nous préparer à une fin à la Allende qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Il s'agit de bien nous faire comprendre qu'il n'y a pas de place à la surface de la terre pour les révolutionnaires utopistes au service des opprimés.

mercredi 25 janvier

Si j'ai bien compris, Mississippi Fred McDowell, vous avez le droit de télécharger. Il fait partie du patrimoine libre de droits, entré dans le domaine commun. A la limite, je pourrais me contenter de ça. Imaginons un kit de survie pour période troublée. Vous avez droit à trois titres et il faudra faire avec pour très longtemps, peut-être jusqu'à la fin de vos jours. Je prends le vieux bluesman, donc. Peut-être un Chuck Berry. Après ça se corse. Un Stones ? Il y a des jours où je ne les supporte pas. Dylan ? Impossible de faire un choix. Finalement, du jazz, Thelonius Monk. C'est sans risque. Idéal pour accompagner la lecture des trois livres que vous aurez emmené avec vous (la liste un autre jour).

jeudi 26 janvier

Complètement oublié le journal. Belle journée, un peu fraîche cependant.

vendredi 27 janvier

Qu'est-ce que ça gèle ! On se croirait dans un film de Kaurismäki (réalisateur finlandais).

samedi 28 janvier

Ces considérations climatiques me font penser à Bonnard, qui tenait des carnet où il notait soigneusement les détails du temps qu'il faisait (degré d'humidité, éclairage, présence de nuages, ce genre de choses). Ces notations étaient parfois accompagnées de croquis. On annonce, au Musée d'Art Moderne, une rétrospective de ce peintre que j'aime beaucoup mais qui m'intrigue également. L'espace pictural de Bonnard est une sorte de piège pour les yeux. Comme chez les plus grands (Manet, Matisse), ce piège n'a qu'un seul but : vous faire entrer, par l'intermédiaire d'une expérience sensorielle, dans le monde enchanté de la peinture.

dimanche 29 janvier

Une histoire presque vraie. J'avais écrit un texte où je répondais à un lecteur qui m'interrogeait sur la notion de secret. Je ne me souviens plus de la réponse. Il y a eu un bug, familier des utilisateurs de Windows TM, le système est devenu "instable", et le message a disparu irrémédiablement. J'ai complètement oublié ce que j'avais écrit. C'est un peu ça, la puissance du secret.

Chanson du dimanche matin : The Dolphins, Tim Buckley

 

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