dimanche 13 mars
Veuillez excuser cette interruption momentanée du Journal de Jane. J'étais à Rome, en train de me promener dans le Colisée, de contempler les ruines sur le forum, de déguster des glaces en écoutant l'eau tomber dans les fontaines. Je vous en parlerai peut-être plus en détail ultérieurement (mais je ne voudrais pas non plus vous faire de mal). Je sais maintenant où il faut se rendre lorsque la laideur ambiante commence à peser sur le moral. La beauté règne à Rome, et à un degré tel que c'est un authentique traitement de choc, une esthéticothérapie dont les effets se font sentir longtemps après le retour.
lundi 14 mars
Pendant le voyage en Italie, j'écoutais The Kinks Great Lost Album. Il existe une tradition de l'album perdu. Le Lost album est composé de chansons qui, pour diverses raisons, ne sont jamais sorties. On le trouve généralement sous forme de bootleg, jusqu'à ce que les bandes sortent officiellement. Celui des Kinks est le plus mythique, avec celui du Velvet (aujourd'hui largement accessible). Mais il en existe plein d'autres. Citons, au hasard : Go-Betweens, Knickerbockers, Meteors. Le Lost album constitue donc un genre en soi.
mardi 15 mars
Tout le monde ment. Et alors ? Ce n'est pas très grave. Les choses finissent quand même par apparaître. Il suffit d'observer. Position des chaises, disposition des corps dans l'espace, sons, vibrations invisibles : tout est là. Le langage ne peut pas occulter complètement le visible, sauf pour ceux qui finissent par croire à leur propre fiction. Les autres ? Ils préfèrent ne rien voir pour éviter les embrouilles. On les comprend.
mercredi 16 mars
J'ai (encore) arrêté de fumer. Je demande votre soutiens - même si, en fait, cela commence à devenir assez facile.
jeudi 17 mars
Finalement on est bien, ici. Pas de problèmes de communication. In real life, c'est plus compliqué. Ce qui rend la compréhension si difficile ? L'existence de différentes formes d'humour. Au-delà des convictions et des croyances, chaque communauté est soudée par les vannes, au moins autant que par les repas pris en commun. Et il est pratiquement impossible en ce domaine de simuler sur la durée ou d'adopter un style qui vous est étranger : le rire est l'épreuve de vérité..
vendredi 18 mars
La leçon de la cigarette, c'est que l'on peut envoyer balader n'importe quelle vieille habitude. Tous ces vieux trucs qui traînent et que l'on a fini par croire inévitables : vous pouvez dégager tout ça. Alors demandez-vous à chaque fois : je garde ou je jette ?
samedi 19 mars
Alternance entre des périodes surexcitées (découverte de nouveaux territoires, expérimentations diverses) et de longues plages de calme. Mode de vie plus rock ou quasiment bio. Smoking, no smoking. Etc...
dimanche 20 mars
"Jünger préconise ce qu’il appelle le "recours aux forêts", c’est-à-dire à l’espace intérieur conçu comme l’œil du cyclone de la modernité, l’espace poétique, contemplatif, spirituel, seul vrai retranchement possible d’où l’on puisse veiller au cœur des ténèbres du nihilisme. "
Un peu de lecture pour le dimanche...
lundi 21 mars
Je n'écris pas pour les djeuns, mais je les aime bien (surtout depuis que la guitare électrique revient à la mode). Les trentenaires peuvent me lire, pour voir ce qui les attend dans une dizaine d'années, mais je ne sais pas si ils y tiennent tellement. En fait, j'écris pour les quadras et plus, ceux qui se demandent comment on fait pour vieillir quand on a été rock n' roll. Si ce journal devait être publié, on pourrait l'appeler "Getting old" ( clin d'oeil à ceux de ma gé-génération).
mardi 22 mars
C'est compliqué tout ça. Prenez Jonathan Richman. En voilà un qui a pris un coup de vieux un peu rapide, circa 78, après la dissolution des Modern Lovers (meilleur groupe post-Velvet du monde). Il ne voulait plus entendre de guitare électrique et se la jouait chanteur boy-scout, interprétant avec une fraicheur suspecte des vieilles chansons traditionnelles des monts Appalaches. Et bien maintenant, on est content de le retrouver, toujours aussi frais et enjoué. On trouve qu'il a plutôt "bien vieilli". Vous voyez le genre...
mercredi 23 mars
Je ne sais pas si c'est d'avoir attendu si longtemps pour le voir, mais pour moi "Cokesucker blues" de Robert Frank est le film culte absolu.
jeudi 24 mars
Vu à la télé : une foule qui hurle comme pour une pop star à l'apparition d'un mort-vivant grimaçant et exhibitionniste. L'image, assez trash, résume bien l'univers de cette religion (qui a cependant donné naissance à quelques oeuvres d'art remarquables).
vendredi 25 mars
Au travail, n'importe quel jeunot qui vient d'arriver fait plus sérieux que moi. Je dois me rendre à l'évidence : la maturité - ce truc que j'attendais comme une sorte de remède miracle - ne vient pas.
samedi 26 mars
Quand tout semble irrémédiablement bloqué, que les projets s'écroulent et que vos ennemis arborent un large sourire, c'est le moment idéal pour se concentrer sur le caractère transitoire de l'existence (l'impermanence des choses, comme disent les vieux chinois).
dimanche 27 mars
L'hypocrisie sociale complique les choses. Comme les coups bas ne sont pas conformes aux valeurs affichées, il faut les porter en cachette, quand tout le monde regarde ailleurs, tout en continuant à sourire. Ce n'est pas facile comme gymnastique et les coups perdent en efficacité.
lundi 28 mars
L'autre jour, j'ai vu The Kills chez Guillaume Durand et c'était très bien. Le teint livide, les jeans noirs serrés, la façon de secouer les cheveux, le son saturé de la guitare, la boite à rythme minimaliste, les grognements sensuels : le frisson était bien là. Mais qui écoute ça aujourd'hui ? Ce ne sont pas des teenagers qui achètent les singles avec leur argent de poche comme on achetait, à 12 ans, Get it On ou Brown Sugar. Ce sont des bobos trentenaires, des lecteurs des Inrocks, du Monde, de Télérama, ou des étudiants qui écoutent ça sur la chaîne familiale avec l'assentiment des parents. It's life, and life only.
mardi 29 mars
Une voix venue de nulle part, qui n'appartient à personne et qui parle pour ne rien dire. C'est en gros la définition de l'écriture que donne Blanchot dans un livre que je n'ai pas le courage d'aller chercher. En fait si (il était dans la chambre à côté alors que je le croyais dans le séjour à l'étage inférieur). J'ai le passage exact. L'écrivain devient autre, "non pas un autre, mais plutôt personne", un "lieu vide" où la parole "ne parle pas", "elle est". "En elle rien ne commence, rien ne se dit, mais elle est toujours à nouveau et toujours recommence." Un peu fumeux, mais c'est la meilleure description que je connaisse sur la manière dont les choses se passent.
mercredi 30 mars
Vous n'êtes pas responsable des élans d'agressivité que vous déclenchez involontairement.Vous pouvez éventuellement profiter de cette forme de reconnaissance, pas si éloignée de l'amour, et qui change de l'indifférence ordinaire. Sans en rajouter dans la provocation, il n'est pas interdit de tirer la langue (vous êtes protégé par les lois et votre vie n'est théoriquement pas en danger).
jeudi 31 mars
Je commence à saturer avec les livres de philo. J'ai besoin d'un bon roman, avec des belles phrases qui décrivent des paysages, avec des gens qui vivent, parlent et éprouvent des émotions sans se soucier du dualisme cartésien ou des conditions a priori de la connaissance.
vendredi 1 avril
Je passe mon tour. A demain (si vous le voulez bien).
samedi 2 avril
Vous avez probablement rencontré des "all the best". Facilement identifiables. Il leur faut ce qu'il y a de mieux, dans tous les domaines : fringues, carrière, partenaire sexuel, maison, etc., et ils s'arrangent pour l'obtenir par tous les moyens disponibles. On les reconnaît au fait qu'ils ont besoin de vous annoncer systématiquement la liste de ce qu'ils ont. Mais jusque là, no problemo - c'est la jungle anyway. Là où les choses se compliquent, c'est lorsqu'un "all the best "perd la première place. Lorsqu'un autre dispose du poste, du partenaire sexuel, de la maison. Car un "all the best" n'est pas une personne qui désire ce qu'il y a de mieux, mais quelqu'un qui pense sincèrement que cette chose lui est personnellement réservée.
dimanche 3 avril
On reparle de Bazooka ces temps-ci, à l'occasion d'une exposition. Ceux qui ont vécu en direct les piratages dans le quotidien Libération vers 77, puis les collectors instantanés de la revue Un regard moderne, s'en souviennent encore. Une partie de leur travail a conservé beaucoup de charme à cause du support pop : la pochette de disque.